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JE ME DÉCIDE
Elle ne m’avait jamais rien demandé. Même ses insinuations restaient si floues que j’avais tout à démêler. Deux jours après notre soirée sur le rempart, j’ai demandé au colonel à la voir. Il m’a répondu qu’il se renseignerait. Je suppose qu’il avait des instructions, sans quoi il m’aurait opposé des arguments.
Une autre journée s’est déroulée avant qu’il revienne m’annoncer que la Dame pouvait m’accorder un peu de temps.
J’ai rebouché mon encrier, nettoyé ma plume et je me suis levé.
« Merci. » Il m’a dévisagé bizarrement. « Quelque chose qui ne va pas ?
— Non. Simplement…»
J’ai compris où il voulait en venir. « Je ne sais pas non plus. Je suis sûr que je lui sers d’une façon ou d’une autre. »
Il n’en fallait pas plus pour éclairer la journée du colonel. Ça, il pouvait comprendre.
Pour y aller, la routine. Cette fois, quand je suis entré dans ses appartements, elle se tenait près d’une fenêtre ouverte sur un monde triste et humide. Pluie grise, eau brune clapoteuse qui s’étendait à perte de vue sur la gauche, des formes confuses, des arbres qui s’accrochaient précairement sur une berge. Une vision puant le froid et la misère. Une odeur trop familière.
« La Grande Tragique, a-t-elle dit. En pleine crue. Rien d’exceptionnel, au fond. » Elle m’a fait signe d’avancer. J’ai obtempéré. Depuis ma dernière visite, une grande table avait été amenée. Elle supportait une maquette des Tumulus d’un réalisme à donner des frissons. On s’attendait presque à voir des gardes en miniature cavaler autour de la caserne.
« Tu vois ? m’a-t-elle demandé.
— Non. J’ai beau y être allé deux fois, je connais mal le coin, sorti de la ville et de la caserne. Qu’est-ce que je suis censé voir ?
— La rivière. Ton ami Corbeau avait à l’évidence reconnu son importance. » De son doigt délicat, elle a décrit une boucle largement à l’est du lit de la rivière, qui venait effleurer la crête où nous avions campé.
« Au moment de mon triomphe à Génépi, la rivière creusait son lit par là. Un an plus tard, le temps s’est modifié. Elle s’est mise à déborder continuellement. Et s’est décalée par ici. Aujourd’hui, elle ronge cette colline. Je suis allée me rendre compte sur place. Le relief est entièrement fait de terre, sans aucun socle de roche. Il ne tiendra pas. Quand il aura cédé, l’eau inondera les Tumulus. Et les sortilèges de la Rose Blanche n’empêcheront plus le Grand Tumulus de s’ouvrir. Chaque fétiche emporté facilitera d’autant le retour de mon mari.
— On ne peut lutter contre la nature, ai-je grommelé.
— Si. À condition d’anticiper. Ce que n’avait pas fait la Rose Blanche. Ni moi non plus lorsque j’ai voulu renforcer l’efficacité de la barrière. Il est maintenant trop tard. Bien. Tu voulais me parler ?
— Oui. Il faut que je quitte la Tour.
— Bon. Ce n’était pas la peine de venir m’en informer. Tu es libre de tes mouvements.
— Je pars parce que je dois accomplir certaines choses. Comme vous le savez bien. Si je pars à pied, j’arriverai probablement trop tard. Il y a une belle trotte d’ici à la plaine. Sans parler des risques. Je voulais vous demander la faveur d’être transporté. »
Elle a souri, d’un sourire sincère, chaleureux, subtilement différent de ceux qu’elle m’avait m’adressés jusqu’alors. « Bien. Je pensais que tu aurais compris où se trouvait ton avenir. Dans combien de temps peux-tu être prêt ?
— Cinq minutes. Une question encore : Corbeau ?
— Corbeau a été placé sous surveillance médicale dans la caserne, aux Tumulus. On ne peut rien pour lui pour l’instant. Tout sera tenté à la première opportunité. Ça ira ? »
Je ne pouvais pas pinailler, évidemment.
« Bien. Tu auras ton moyen de transport. Avec chauffeur personnel. La Dame en personne.
— Je…
— Moi aussi j’ai réfléchi. La meilleure chose que je puisse faire pour l’instant, c’est aller rencontrer votre Rose Blanche. Je pars avec toi. »
Après avoir inspiré quelques litres d’air, j’ai réussi à répondre : « Ils vont vous tomber dessus à bras raccourcis.
— Pas s’ils ignorent mon identité. Or ils ne la connaîtront pas si personne ne la leur dévoile. »
Certes, peu probable qu’on la reconnaisse. Je suis le seul à l’avoir rencontrée et qui soit encore en vie pour s’en vanter. Mais… sapristi, ça faisait une méchante palanquée de « mais ». « Si vous pénétrez dans le nul, tous vos sortilèges seront réduits à néant.
— Non, aucun nouveau ne peut être lancé. Ceux en place, en revanche, le resteront. »
Je n’ai pas compris et je l’ai dit.
« Un sortilège de surface se dissipera en entrant dans la zone. Car il faut le maintenir activement. Un sortilège qui transforme et laisse en l’état, s’il n’est pas actif au moment où l’on entre dans le nul, n’en sera pas affecté. »
Quelque chose m’a titillé les tréfonds de l’esprit. « Si vous vous transformiez en grenouille et vous faufiliez là-bas, vous resteriez grenouille ?
— Si la métamorphose était réelle et non du domaine de l’illusion, oui.
— Je vois. » Je me suis collé un pense-bête là-dessus et me suis promis d’y réfléchir plus tard.
« Je vais devenir une compagne que tu te seras trouvée en route. Disons quelqu’un censé t’aider à déchiffrer tes documents. »
Elle devait me duper d’une manière ou d’une autre. Enfin, ça cachait quelque chose. Je ne pouvais l’imaginer en train de placer sa vie entre mes mains. J’ai dû prendre un air benêt.
Elle a opiné du chef. « Tu commences à comprendre.
— Vous m’accordez trop de confiance.
— Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même. Tu es un homme estimable, compte tenu de ta façon de voir les choses, assez cynique pour croire que de deux maux l’un puisse être pire que l’autre. Tu as subi l’inquisition de l’Œil. »
J’ai frissonné.
Elle ne s’est pas excusée. Nous savions tous les deux qu’une excuse sonnerait faux. « Eh bien ?
— Je comprends mal vos motivations. Ça n’a pas de sens.
— Le monde connaît une nouvelle situation. Naguère, il n’y avait que deux pôles, votre paysanne et moi, avec un front bien net nous opposant. Mais ce qui se prépare dans le Nord va rajouter un troisième élément. On peut le considérer comme une extension du conflit, dans lequel je me retrouverais plus ou moins entre deux feux, ou comme un triangle. Ce que veut mon mari, c’est écraser à la fois votre Rose Blanche et moi-même. Je pense qu’elle et moi devrions essayer d’éliminer le fléau avant…
— C’est bon. Je vois. Mais j’imagine mal Chérie aussi pragmatique. Beaucoup de haine couve en elle.
— Peut-être. Mais cela vaudrait le coup d’essayer. M’aideras-tu ? »
M’étant trouvé à un jet de pierre du vieux spectre, ayant vu les fantômes régnant dans les Tumulus, oui, je me sentais prêt à n’importe quoi pour empêcher l’effroyable revenant de sortir de sa tombe. Mais comment, comment, comment lui faire confiance à elle ?
Elle m’a joué ce vieux tour qu’ils donnent tous l’impression de maîtriser, à savoir lire dans mes pensées. « N’oublie pas que je serai à ta merci dans le nul.
— Bien. Je vais devoir y réfléchir encore un peu.
— Ne te presse pas. Je vais rester bloquée ici quelque temps. » J’ai eu l’impression qu’elle voulait mettre en place des garde-fous pour parer à une tentative de putsch dans son fief.